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Il y a trois siècles
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Il y a trois siècles
  • Le journal d'Olivier Le Vôtre, commis à la Maison du Roi Louis XIV, il y a trois siècles exactement. Le héros, enfant abandonné, est à la recherche de ses origines dans une Cour de Versailles pleine de mystères...
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14 juin 2010

Enfance sans coeur

Je m'installe à ma table de travail vers huit heures. Il reste un long moment avant l'arrivée de mon maître, le comte de Pontchartrain. Instants de silence, de méditation où je repense à mon enfance. Mes jeux avec les domestiques dans le parc du château en construction, les chaudes cuisines que je rejoignais affamé pour que l'on me donne du pain, du beurre et une soupe, mon rôle de garçon à la Maison-Bouche du Roy où j'étais chargé de goûter l'eau venant de la place Dauphine, de la grande Écurie ou de la place du Marché de Versailles.

Mon regard se porte aussi sur les livres qui jonchent ma table : ces compagnons que j'ai découvert dès l'âge de cinq ans grâce aux commis du surintendant qui avaient décidé de m'apprendre à lire, pour s'amuser sans doute ou me trouvant doué peut-être. Ces ouvrages dévorés avec avidité qui m'ont appris beaucoup et sur tout : l'astrologie, la chimie, la botanique, l'anatomie, la médecine... Je m'efforçais de retenir l'ensemble, lisant dehors en été, loin du chantier et assis près des marais et en hiver à la lueur des cheminées des cuisines. Cassini l'astronome, Bacon et sa Nouvelle Atlantide, Fermat et ses mathématiques si limpides, Harvey démontrant la circulation du sang : Que de découvertes, de joies spéculatives ! Je faisais l'admiration des agents royaux qui me montraient d'un bureau à l'autre cmme un singe savant. J'apprenais et je récitais, espérant secrètement un peu de tendresse de leur part, quelques mots chaleureux. Au lieu de cela, de l'admiration quand je ne me trompais point et des ricanements dès que ma mémoire était prise en défaut.

Harvey

William Harvey

L'absence d'une mère aimée et d'un père respecté semblait laisser une place immense dans ma tête et mon cœur pour emmagasiner, à la place, un amas spectaculaire de connaissances. L'envie de ne pas être seul, de me créer une famille de remplacement, faisait le reste. Les commis devenaient mes pères, les femmes des cuisines, mes mères. Les premiers me donnaient les livres et les secondes les quignons de pain. « As-tu nourri Olivier le Vôtre aujourd'hui ? » se répétaient en riant aussi bien les cuisinières que les hommes de plume.

Arrivé à l'âge d'un homme, j'ai gardé ces comportements acquis quand je n'étais qu'un marmot : apprendre et réciter pour être reconnu, faute d'être aimé. Devenu commis moi-même, je reste cet être immature qui a besoin de la flatterie du maître pour avancer, du regard des Grands pour exister. Déséquilibre terrible et grandiose à la fois puisqu'il fait de moi l'un des serviteurs les plus appréciés de la Maison du Roy. Je retiens tout sans note, comprend les pages des rapports dès les premières lignes, recoupe les informations avec des milliers d'autres pour vérifier leur véracité. Machine redoutable au service du Roy, monstre de savoir et de travail protégeant les puissants.

Regardez, je suis le singe savant devenu grand, toujours flatté par des caresses sur le museau mais avec un cœur qui n'a pas grossi, sec comme un fruit oublié. Un cœur que j'ai cependant décidé d'écouter car je sens que c'est lui que me fera vivre désormais.

cassini

Le domaine de Versailles par Cassini

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Commentaires
K
Très beau texte, à la douce mélancolie, qui questionne cependant sur une éventuelle dimension autobiographique.<br /> Merci en tout cas pour ces quelques minutes de plaisir littéraire au début d'une journée qui s'annonce quelconque.
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