Les gueux tu écouteras ...
Paris, le 4 mai de l'an de grâce 1710
« Pour savoir d'où tu viens, les gueux et les ribaudes tu écouteras. ». Des billets comme celui-là, j'en ai une centaine. Glissés sous ma porte pendant la nuit, écrits à l'encre noire malhabile, ils me donnent des conseils dans ma quête d'identité. Je n'y prête pas attention et je ne suis pas sûr de ne pas en avoir jeté certains.
Ce soir pourtant, je me rappelle ce commandement : j'accompagne le lieutenant général de police d'Argenson qui s'est fait fort dans une lettre au souverain « de traverser tout Paris avec ses cavaliers et autres hommes du guet en faisant respecter l'ordre et la paix du roy. »
Le lieutenant général de police, le Marquis d'Argenson, dirige la police parisienne
Le carrosse du lieutenant général, où nous avons pris place, s'ébranle et quitte le Châtelet. Une vingtaine d'agents avec leurs officiers font office d'escorte. Minuit est passé depuis longtemps, les quatre chandelles des lanternes disposées presque partout dans la capitale et qui ont fait depuis longtemps reculer les brigands, commencent à s'éteindre. Le noir s'installe dans les quartiers mal famés des rues Saint-Denis et Saint-Sauveur que nous devons remonter, par défi.
J'ai peur. Ce n'est pas ce soir que je vais tendre la main à de pauvres hères pour savoir d'où je viens.
Nous cheminons à la vitesse des hommes à pieds qui ouvrent le cortège, dans un demi-silence troublé par le bruit des roues sur les pavés.
Soudain, une fenêtre s'entrouvre au-dessus de nous. Un hurlement incompréhensible envahit la nuit. Puis un gloussement et une voix féminine moqueuse : « Venez Monseigneur ! Prenez mon cœur ! Venez Altesse ! Pincez mes fesses !» Une série de gros rires retentit et prend de l'ampleur.
Une autre fenêtre s'ouvre alors et une grosse mégère vide son seau d'immondices en criant : « Gare en bas, gare en bas, gare ! » Le carrosse argenté est souillé et l'odeur devient rapidement insoutenable. D'Argenson reste stoïque et s'asperge le cou d'un parfum luxueux. Il m'indique : »Ne nous laissons pas fléchir. Mes mouchards surveillent ces gueux et demain, leurs noms seront sur mon bureau avant que je les fasse jeter au cachot. »
« Le peuple a faim ! » Cette fois-ci, c'est une clameur qui commence à naître. « Du pain, Monseigneur. Pour nos enfants, du pain ! » Paris a faim. Le terrible hiver de 1709 n'est pas oublié et la subsistance de chacun n'est pas encore assurée. Des silhouettes squelettiques et pieds nus s'accrochent à notre voiture en beuglant : « Manger, mon prince, nous voulons manger ! » Des faces terribles se plaquent contre les vitres. Des bouches sans dents, des yeux crevés de vérole au-dessus de nez cassés. Les gardes sortent des fouets pour écarter les impudents. Le marquis d'Argenson semble ne rien voir et se repoudre le visage, comme indifférent. Il répète, d'une voix calme :
« Demain, j'aurai leurs noms et le prestige du roy sera rétabli. »
La mission se termine. Le carrosse rentre. Les laquais s'approchent, soumis, et nettoient les vitres frénétiquement.
Ils sont gros et gras. Quand on sert les nobles et les Grands, savez-vous, on mange.