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Il y a trois siècles
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Il y a trois siècles
  • Le journal d'Olivier Le Vôtre, commis à la Maison du Roi Louis XIV, il y a trois siècles exactement. Le héros, enfant abandonné, est à la recherche de ses origines dans une Cour de Versailles pleine de mystères...
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3 mai 2010

Les gueux tu écouteras ...

Paris, le 4 mai de l'an de grâce 1710

« Pour savoir d'où tu viens, les gueux et les ribaudes tu écouteras. ». Des billets comme celui-là, j'en ai une centaine. Glissés sous ma porte pendant la nuit, écrits à l'encre noire malhabile, ils me donnent des conseils dans ma quête d'identité. Je n'y prête pas attention et je ne suis pas sûr de ne pas en avoir jeté certains.

Ce soir pourtant, je me rappelle ce commandement : j'accompagne le lieutenant général de police d'Argenson qui s'est fait fort dans une lettre au souverain « de traverser tout Paris avec ses cavaliers et autres hommes du guet en faisant respecter l'ordre et la paix du roy. »

argenson

Le lieutenant général de police, le Marquis d'Argenson, dirige la police parisienne

Le carrosse du lieutenant général, où nous avons pris place, s'ébranle et quitte le Châtelet. Une vingtaine d'agents avec leurs officiers font office d'escorte. Minuit est passé depuis longtemps, les quatre chandelles des lanternes disposées presque partout dans la capitale et qui ont fait depuis longtemps reculer les brigands, commencent à s'éteindre. Le noir s'installe dans les quartiers mal famés des rues Saint-Denis et Saint-Sauveur que nous devons remonter, par défi.

J'ai peur. Ce n'est pas ce soir que je vais tendre la main à de pauvres hères pour savoir d'où je viens.

Nous cheminons à la vitesse des hommes à pieds qui ouvrent le cortège, dans un demi-silence troublé par le bruit des roues sur les pavés.

Soudain, une fenêtre s'entrouvre au-dessus de nous. Un hurlement incompréhensible envahit la nuit. Puis un gloussement et une voix féminine moqueuse : « Venez Monseigneur ! Prenez mon cœur ! Venez Altesse ! Pincez mes fesses !» Une série de gros rires retentit et prend de l'ampleur.

Une autre fenêtre s'ouvre alors et une grosse mégère vide son seau d'immondices en criant : « Gare en bas, gare en bas, gare ! » Le carrosse argenté est souillé et l'odeur devient rapidement insoutenable. D'Argenson reste stoïque et s'asperge le cou d'un parfum luxueux. Il m'indique : »Ne nous laissons pas fléchir. Mes mouchards surveillent ces gueux et demain, leurs noms seront sur mon bureau avant que je les fasse jeter au cachot. »

« Le peuple a faim ! » Cette fois-ci, c'est une clameur qui commence à naître. « Du pain, Monseigneur. Pour nos enfants, du pain ! » Paris a faim. Le terrible hiver de 1709 n'est pas oublié et la subsistance de chacun n'est pas encore assurée. Des silhouettes squelettiques et pieds nus s'accrochent à notre voiture en beuglant : « Manger, mon prince, nous voulons manger ! » Des faces terribles se plaquent contre les vitres. Des bouches sans dents, des yeux crevés de vérole au-dessus de nez cassés. Les gardes sortent des fouets pour écarter les impudents. Le marquis d'Argenson semble ne rien voir et se repoudre le visage, comme indifférent. Il répète, d'une voix calme :

« Demain, j'aurai leurs noms et le prestige du roy sera rétabli. »

La mission se termine. Le carrosse rentre. Les laquais s'approchent, soumis, et nettoient les vitres frénétiquement.

Ils sont gros et gras. Quand on sert les nobles et les Grands, savez-vous, on mange.

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Commentaires
O
"...qu'il est vraiment pénible de la voir si souvent réduite aux clichés obscurantistes sur l'Ancien Régime" -dom-<br /> <br /> Je pensai au contraire que l'ancien régime, enfin surtout le XVIIIème, le siècle des lumières, était plutôt idéalisé dans l'imaginaire collectif des français. Il n'y qu'à voir le nombre d'oeuvres télévisuelles qui passent actuellement sur les chaînes publiques françaises traitant de ce monde perdue, aux inégalités certes criantes, aux structures étatiques plus ou moins sclérosées, mais où l'esprit français aurait régné au plus haut, où idées politiques et création littéraire se serait mariées d'une manière que l'on n'aurait plus connu depuis, etc.....<br /> <br /> Pour revenir à ce blog je trouve la période choisie intéressante, puisque l'on est véritablement à une période charnière pour la France, tant à sa tête (fin de règne crépusculaire de Louix XIV), en son esprit (en 1710 le jeune Voltaire doit être encore à Louis Le Grand), qu'en son ventre, si je puis dire (on est à l'aube d'une longue période de croissance économique). Bref Il devrait y avoir des choses à dire, à mettre en relief.<br /> <br /> Bye<br /> <br /> Olivier Stable
S
Brillant, documenté et quelle humanité. On est déjà conquis.<br /> ;o)
S
300 ans nous séparent mais nous nous sentons très proches de vous par la proximité géographique. <br /> <br /> Amicalement<br /> Gwénaelle et Olivier
D
Je suis certainement beaucoup moins chevronné que vous en matière de recherche historique et mon affection pour le XVIIIè a sans doute aussi sa part de "déformation idéalisante" (si vous me permettez ce néologisme). Mais les sources que vous citez, quand on les approche un peu, même en dilettante, même sans bien tout comprendre parce que la langue ne nous est déjà plus si familière, donne l'image dune société tellement intelligente, tellement curieuse de tout et tellement "sensible" (au sens de "réceptive aux émotions et au Beau")qu'il est vraiment pénible de la voir si souvent réduite aux clichés obscurantistes sur l'Ancien Régime.<br /> <br /> Je comprends votre objection, selon laquelle les témoignages que nous pouvons en avoir ne seraient pas représentatifs du "commun des mortels" : en effet, il fallait, au moins, savoir lire et écrire pour témoigner de l'époque, et plus encore avoir les moyens de se faire éditer si l'on souhaitait diffuser son témoignage. <br /> <br /> Cela, sans aucun doute, introduit un biais lorsque l'on cherche à reconstituer "ce qui se passait réellement dans la tête de nos ancêtres", parce que nous n'avons pas le témoignage du Parisien lambda ou du paysan solognot, tous deux illetrés et à la limite de la subsistance, avec une espérance de vie si courte et une vie si dure qu'ils n'avaient sûrement pas le temps de s'interroger sur "le sens de leur vie", ni de partager les questionnements des élites.<br /> <br /> Mais cela est-il vraiment propre au XVIIIè siècle ? Pensez-vous vraiment que dans la France d'aujourd'hui, le "questionnement des élites", le "sens de la vie", le souci du témoignage, formulé à l'appui d'une conviction argumentée et cohérente, soit plus accessible au commun des mortels, et que nos sources, dans trois cent ans, seront plus fiables ? <br /> <br /> Ou, pour le dire en d'autres termes : si vous suiviez la suggestion de TG d'ouvrir une troisième chronique intitulée "Dans cinquante ans", croyez-vous que la compilation des "réactions des lecteurs" vous permettrait de vraiment saisir "ce qui se passait réellement dans la tête des gens" en 2010 ?
D
ceci (car le lien n'étant pas passé), c'est un article de Libé sur une plainte portée par un citoyen congolais résidant en Belgique, demandant l'interdiction à la vente de "Tintin au Congo", car car il considère que la vision des Noirs africains qu'il véhicule est offensante.<br /> <br /> Peut-on, et faut-il, changer l'Histoire en en étouffant les témoignages ?
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